Marina van Zuylen
Marina van Zuylen, professeur de littérature française et comparée aux Etats-Unis, nous livre un essai plein d’humour et de bienveillance. Relisant Proust, Tchékhov, Spinoza, Tolstoï, elle nous parle de l’assez bien, du good enough, de l’art de la médiocrité, la médiocrité qui nous évite de tomber dans les extrêmes. Une lecture très agréable et décomplexante.
Comme introduction vous pouvez écouter le podcast bonus de Émotions (5min) :
« Ma philosophie personnelle c’est de trouver un moyen de ne pas vivre dans les extrêmes. Mes grands philosophes préférés, Aristote, Marc-Aurèle, ou des philosophes pour qui l’extrême c’est ça le danger. Et l’assez bien ce n’est ni mal ni trop bien mais c’est un milieu ; un milieu pas passif, pas rassurant c’est difficile d’être comblé dans l’assez bien. Et moi ma recherche ce n’est pas d’être satisfait comme une vache dans un pré toute sa vie mais de s’interroger toujours pourquoi on veut quelque chose d’autre puisque cette autre chose elle risque de vous rendre malheureux un moment et, on s’arrête quand finalement. »
N.B. Comme vous le constaterez mon objectif n’est pas de vous proposer une synthèse ni une analyse de ces lectures mais de vous en offrir mes extraits préférés pour, peut-être vous donner envie de les lire.
« Mon espoir, en effet, est de vous amener à considérer, au fil de mes pérégrinations, que la vie assez bonne n’est pas tant affaire d’ambitions déchues ou de compromis rebutants qu’une volonté de regarder les autres différemment, de prêter davantage attention à ce que cachent les réussites fracassantes. »
« Choix ou nécessité, l'assez bien sera toujours un dilemme. Quiconque écrit ou lit à son sujet est inévitablement tiraillé quant à ses implications.
Faut-il suivre ses ambitions ou s'en écarter ? Pas évident... Pas plus que la décision de « se poser », de préférer le déjà pas si mal à la course incessante pour gravir des échelons, professionnellement ou dans sa vie personnelle. Ce qui n'est pas sans soulever une nouvelle question. Et si vous êtes enfermé dans ce que vous faites, sans aucune possibilité de changement? C'est ce que signale un autre sceptique, en analysant la notion d'assez bien comme l'expression même du privilège. Très peu d'entre nous, écrit-il, ont l'occasion de choisir le juste milieu. C'est l'apanage de qui a déjà atteint un certain niveau de réussite, ou au moins une certaine conscience de sa valeur, de décider sciemment de ne pas poursuivre cette ascension. En conséquence de quoi, notre sceptique éreinte la notion, où il ne voit qu’un luxe. »
« Toute gratification est temporaire : invariablement précédée par le manque, elle est suivie par l'ennui et pour finir débouche sur un cycle sans fin de désirs vains. Vivre, c'est être mû par des désirs inexorablement décevants. »
« Lorsque la méritocratie court-circuite le moi suffisamment bon, ou si elle esquive ce que William James appelle les tribunaux supérieurs (« Dieu, l'Esprit absolu, le Grand Compagnon »), alors nous risquons de substituer au « refuge intérieur» de ce qu'il y a de meilleur en nous un « abîme d'horreur ». Ce que James perçoit comme un abîme individualiste ressemble à s'y méprendre à la course aux gratifications qui règne dans le monde actuel. Lorsque le moi n'est plus qu'un reflet renvoyé par la société, qu'il se laisse aveugler par un succès éhonté, comment peut-il encore voir au-delà des apparences, lire entre les lignes pour trouver le bien commun pas toujours si commun? »
« Comme l'a noté la philosophe Sandra Laugier, les qualités les plus importantes d'une personne (moralité, courage, honnêteté, etc.) sont inévitablement noyées sous la demi-douzaine de mots qui servent à les désigner. En effet, que pouvons-nous bien savoir sur la moralité d'une personne ou sa vie intérieure, lorsque nous sommes tributaires de mots aussi érodés et galvaudés que « bon », « bien », « vrai », « juste », pour décrire leur complexité ? »
« Il ne s'agit pas d'embrasser naïvement l'harmonie du monde, mais de s'opposer à un monde bâti sur des impressions devenues trop vite des certitudes. C'est pourquoi, pour tout philosophe, même le quotidien est plein de réinventions perpétuelles ; même les formes d'interaction les plus banales peuvent générer de la transcendance, déboucher sur l'infini. L'espoir de Levinas est que nous nous ouvrions à de telles conversations, atteignant ainsi un point de rupture (avec l'ego) et un point de convergence (avec autrui) et nous sevrant de « l'addiction à notre propre personne ». »
« La décence ordinaire est un juste milieu, pas un absolu. C'est un mélange d'intuition et de décision, qui implique un rejet énergique de toute éclatante démonstration d'héroïsme. Lutter pour ce qui est à notre portée n'est pas un combat déshonorant. Toute vie « décente » comporte son lot d'échecs. En réalité, la défaite, ou plutôt l'acceptation de la défaite nous rappelle à propos que le perfectionnisme est un obstacle à la beauté de la dissonance. Sans défaite, sans compromis, nous écrasons nos amis d'exigences absolues, nous bâtissons des châteaux en Espagne sans voir que notre toit menace ruine. »
« Voltaire a dit que le mieux était l'ennemi du bien, mais il aurait pu ajouter que le bien aussi est une forme d'excellence, simplement jouée en mode mineur. Libérés de la camisole du jugement impérieux, nos héraults de l'assez bien ont troqué la souffrance de ne pas être reconnus contre le plaisir de reconnaître chez les autres des qualités discrètes.
Aussi, au lieu d'être défaits par leur vie ordinaire, ils se sont épanouis dans un statut qui pour eux n'a rien d'inférieur. Tout leur talent, en effet, a été de vivre en dehors de ces cruelles catégories. »